L’auto-stigmatisation des personnes souffrant d’un trouble bipolaire
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En dépit d’une large médiatisation au cours des dernières années, la stigmatisation des personnes souffrant d’un trouble bipolaire est toujours présente.
À cela s’ajoute la tendance à s’autostigmatiser, c’est-à-dire à s’approprier les croyances, préjugés et comportements stigmatisants.
Les conséquences sont importantes : la honte, la culpabilité, le repli sur soi et le renoncement à mener sa vie selon ses propres valeurs péjorent la qualité de vie et augmentent le risque de rechutes thymiques.
L’autostigmatisation est cependant rarement évaluée en pratique clinique et peu de stratégies ont été étudiées pour y faire face.
Reconnaître les croyances autostigmatisantes et les questionner pour tenter de les déconstruire sont les premiers fondements de ce vaste défi.
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Introduction
Le trouble bipolaire est une affection psychique grave, chronique, se définissant par la succession au cours de la vie d’épisodes dépressifs et d’épisodes maniaques (trouble bipolaire de type 1) ou hypomaniaques (trouble bipolaire de type 2).
On estime que le trouble bipolaire, strictement défini selon les classifications internationales actuelles, affecte entre 0,3 et 1,5% des personnes dans le monde, et jusqu’à 8% auraient des troubles appartenant au spectre bipolaire.
En plus de la prise en charge psychopharmacologique, essentielle et désormais bien codifiée, le traitement des troubles bipolaires s’enrichit également de programmes de psychoéducation et de psychothérapies spécifiques, efficaces notamment pour la prévention des rechutes.
Depuis quelques années, parallèlement à ces avancées thérapeutiques, le trouble bipolaire occupe une place de plus en plus visible dans l’espace publique et médiatique, au travers du cinéma, de séries-TV, de témoignages de célébrités ou de biographies de personnages historiques.
Si cette médiatisation et cette vulgarisation ont permis de sensibiliser le grand public au trouble bipolaire, il n’en reste pas moins que cette maladie, comme d’autres maladies psychiques telles que la dépression, la schizophrénie ou le trouble de personnalité borderline, est toujours très stigmatisante au sein de nos sociétés.
Or, si la «stigmatisation peut paraître invisible, ses effets ne le sont pas. Les personnes atteintes de maladie mentale disent que la stigmatisation peut être pire que la maladie elle-même».
Selon l’OMS, la stigmatisation est l’«obstacle le plus important à surmonter dans la communauté» pour la prise en charge des maladies mentales.
Différentes campagnes de santé publique tentent depuis plusieurs années de déconstruire la stigmatisation publique des maladies psychiques, en s’appuyant notamment sur les médias. Cependant, les personnes souffrant d’une maladie psychique ont également tendance à s’approprier les stéréotypes liés à leur maladie.
Ce phénomène d’autostigmatisation, souvent sous-évalué, a cependant des conséquences toutes aussi délétères que la stigmatisation publique elle-même, sur le fonctionnement et la qualité de vie des patients.
En pratique clinique quotidienne, comprendre, évaluer et lutter contre l’autostigmatisation, représente donc un enjeu essentiel dans la prise en charge des patients.
Stigmatisation publique et autostigmatisation
La stigmatisation publique est une forme de construction sociale indiquant une marque distinctive à laquelle est attribué un caractère socialement honteux (tare) et qui, simultanément, exprime une identité sociale (taré).
Les autres qualités sociales passent alors au second plan.
Goffman décrit trois formes de stigmatisation :
- les «déformations» externes, visibles telles les cicatrices, les infirmités physiques, l’obésité ;
- les déviations de traits personnels, incluant troubles mentaux et antécédents criminels ;
- les groupes ethniques, les nationalités et les religions perçus comme hors normes sociales.
Dans le domaine de la maladie mentale, les perceptions culturelles et sociétales représentent celle-ci comme une menace tangible pour la communauté car elle engendre deux peurs : la peur du danger potentiel et immédiat d’être agressé et la peur que nous puissions tous perdre l’esprit.
De plus, l’image stéréotypée du malade mental étant celle d’une personne faible, inadaptée, parfois dangereuse, incapable de s’intégrer, la maladie mentale est aussi ressentie comme une menace symbolique pour les idées et le système de valeurs que des individus ont en commun.
Thornicroft précise que la stigmatisation s’articule autour de trois notions :
- les stéréotypes : caractérisation symbolique et schématique portée par une communauté au sujet d’un groupe d’individus.
Les stéréotypes se construisent sur des attentes et des jugements préconçus, erronés, simplifiant souvent des problématiques complexes.
La communauté a alors tendance à généraliser et/ou anticiper le comportement d’un individu selon les stéréotypes définissant le groupe auquel il appartient. - Les préjudices : réactions émotionnelles négatives telles que le dégoût, la colère ou la peur, conséquences directes des stéréotypes.
- La discrimination : réactions comportementales découlant des préjudices.
Ainsi, les enjeux du dévoilement de la maladie psychique sont importants : si un patient mentionne sa maladie au cours d’une discussion (par exemple, entretien d’embauche), il doit affronter de la part de ses interlocuteurs des préjudices (par exemple, crainte, dégoût), voire des discriminations (par exemple, refus d’embauche), ceci même en l’absence de tout symptôme psychique.
Par ailleurs, au-delà de la stigmatisation publique, les personnes souffrant d’une maladie psychique ont tendance à s’autostigmatiser, c’est-à-dire qu’elles «intègrent des attitudes négatives à l’égard de leur propre condition – concluant ainsi qu’elles ne sont pas dignes d’être bien traitées.
Elles en viennent às’attendre au rejet et l’acceptent. En réaction, elles créent des stratégies d’adaptation qui comprennent souvent l’isolement et le repli sur soi».
L’autostigmatisation peut avoir un effet particulièrement néfaste dans une période de construction de l’identité, ou de crise identitaire et aboutir à une forme d’impuissance apprise, l’effet «pourquoi essayer ?» (figure 1).
Figure 1.
Principes de l’autostigmatisation
Autostigmatisation et Troubles bipolaires
L’autostigmatisation est un phénomène très répandu chez les personnes souffrant d’un trouble bipolaire, quoique encore probablement sous-évalué.
Certains auteurs estiment que l’autostigmatisation pour le trouble bipolaire est aussi importante que pour la schizophrénie, avec de nombreuses conséquences sur le fonctionnement quotidien et la qualité de vie des patients.
D’un point de vue clinique, l’autostigmatisation péjore considérablement l’évolution du trouble bipolaire. En effet, de hauts niveaux d’autostigmatisation sont associés à plus de rechutes, des symptômes plus intenses, des hospitalisations plus fréquentes, un retard à la mise en place d’un traitement et une moins bonne observance.
Notons par ailleurs que l’anxiété sociale est l’une des comorbidités les plus fréquentes dans le trouble bipolaire, sans hypothèse génétique claire pour soutenir ce constat.
Selon certains auteurs, l’anxiété sociale chez les patients souffrant d’un trouble bipolaire serait la conséquence directe de l’autostigmatisation et des sentiments chroniques de honte et de baisse de l’estime de soi qu’elle engendre, y compris chez des patients euthymiques et stabilisés depuis plusieurs années.
Enfin, si une bonne alliance thérapeutique est corrélée à des symptômes moins sévères, elle est insuffisante pour l’amélioration du vécu d’autostigmatisation, ce qui illustre toute la complexité des liens entre stigma, symptômes, adhésion au traitement et prise en charge de la maladie.
Au niveau des relations interpersonnelles, plusieurs études ont montré que pour ces patients, plus le vécu d’autostigmatisation est fort, plus le handicap fonctionnel quotidien est élevé, notamment dans les relations amicales, sociales et affectives, menant à la désocialisation et au retrait.
Si certains auteurs estiment que le fonctionnement familial semble moins impacté par le vécu d’autostigmatisation que pour d’autres troubles psychiques, il faut cependant noter que lorsque le diagnostic est annoncé, l’une des premières préoccupations des patients est la réaction de leurs proches, famille et amis.
Lorsque le patient se sent fautif, coupable d’être malade et que cette perception est également partagée par l’entourage, les symptômes thymiques sont plus intenses et le fonctionnement hors du cercle familial est plus altéré.
Cette dynamique doit nous inciter à rencontrer les proches le plus tôt possible lorsque le diagnostic de trouble bipolaire est posé, et à les associer plus étroitement à la prise en charge de nos patients, au-delà de la dimension symptomatique de la maladie.
L’autostigmatisation peut également influencer les patients dans des choix aussi importants qu’avoir des enfants, fonder une famille, les patients s’autocensurant dans leurs projets de vie.
L’autostigmatisation a également des conséquences importantes dans la sphère professionnelle. Les personnes souffrant d’un trouble bipolaire ont un taux d’activité professionnelle plus bas que la population générale.
Ce fort taux d’inactivité dépasse largement la simple question de la symptomatologie clinique, notamment pour des personnes euthymiques et stabilisées.
En revanche, les expériences de stigmatisation au travail vécues et/ou anticipées et l’autostigmatisation entravent leur volonté de postuler à des offres d’emploi ou d’accepter des postes à responsabilité.
Lorsqu’elles travaillent, ces personnes occupent souvent des postes sous-qualifiés par rapport à leur niveau de formation et à leurs compétences.
L’inactivité professionnelle engendre également une plus grande précarité financière.
Par ailleurs, les patients qui ne travaillent pas se définissent quasi exclusivement au travers de leur identité de malade, ne côtoient plus que des personnes malades, et se retrouvent en marge de la société, ce qui renforce alors l’autostigmatisation et les attitudes de retrait.
Que faire en pratique clinique quotidienne ?
Au-delà de l’évaluation symptomatique et de l’ajustement des traitements pharmacologiques, apprécier la façon dont les personnes se représentent leur maladie, quelles en sont les répercussions quotidiennes, questionner les vécus de stigmatisation, identifier les croyances d’autostigmatisation et les comportements qui en découlent représente une dimension essentielle dans la prise en charge des patients, notamment pour ceux qui sont euthymiques et stabilisés.
Une attitude proactive des soignants est nécessaire car peu de patients identifient spontanément l’autostigmatisation et ses conséquences quotidiennes «à bas bruit» ou osent en parler à leurs soignants.
Plusieurs programmes associant la psychoéducation, la thérapie cognitive ou les techniques de restructuration cognitive et de réécriture narrative ont montré une baisse de l’autostigmatisation pour des personnes souffrant de schizophrénie ou de troubles en lien avec la consommation de substances.
Cependant, aucune de ces études ne s’est intéressée spécifiquement aux personnes souffrant d’un trouble bipolaire. Seule une étude menée en 2014 a mis en place un programme plus spécifique pour les personnes souffrant d’un trouble bipolaire, axé sur la connaissance et les apprentissages d’outils de gestion de l’autostigmatisation, associé à un programme de psychoéducation sur le trouble bipolaire.
Dans cette étude, la gestion de l’autostigmatisation s’appuie sur des techniques de restructuration cognitive telles que reconnaître les pensées d’autostigmatisation, mettre en place des pensées alternatives positives, s’exprimer en utilisant des expressions ou des métaphores à tonalité positive, par exemple, tout en s’appuyant sur le soutien et l’expérience des autres participants du groupe.
La majorité des personnes, toutes euthymiques, ont identifié leur sentiment de culpabilité, d’incompétence, de solitude, de désespoir, de colère, de manque de confiance en soi (autopréjudices), avec pour conséquences le refus d’un travail, d’une demande en mariage, le repli à la maison, le refus de parler à des inconnus, l’incapacité à faire de nouvelles rencontres (autodiscrimination).
Les techniques de restructuration cognitive sont enseignées mais non mises en pratique avec des thérapeutes.
A la fin de cette étude, les personnes ont une meilleure perception de l’autostigmatisation et/ou moins d’appropriation ou d’approbation des stéréotypes. En revanche, l’item «résistance contre la stigmatisation» n’est pas amélioré.
Avoir une bonne connaissance des mécanismes de stigmatisation et d’autostigmatisation et de leurs conséquences dans la vie quotidienne semble donc être une première piste efficace, mais insuffisante, pour la prise en charge de l’autostigmatisation.
Les approches basées sur la pleine-conscience (Acceptance and Commitment Therapy – ACT, Mindfulness-Based Cognitive Therapy – MBCT), qui augmentent l’autocompassion, l’observation sans jugement des expériences vécues et qui réduisent les réactions émotionnelles automatiques et dysfonctionnelles permettraient aux patients d’acquérir des outils pour gérer leurs croyances et émotions négatives en lien avec l’autostigmatisation.
Une étude a montré des résultats positifs auprès de personnes ayant des problèmes de consommation de substances mais aucune n’a encore confirmé ces constats empiriques pour le trouble bipolaire.
Depuis de nombreuses années, le concept de rétablissement a émergé dans la prise en charge de la schizophrénie.
Le rétablissement est un processus par lequel le patient réajuste ses attitudes, sentiments, perceptions et buts dans la vie, dans un contexte de découverte personnelle, de renouveau, de transformation.
Pour lutter contre l’autostigmatisation, il faudrait accompagner plus précisément les personnes souffrant d’un trouble bipolaire vers une culture du rétablissement fondée sur l’espoir et l’autodétermination (tableau 1).
Tableau 1.
Quelques pistes de réflexion pour faire face à l’autostigmatisation.
Conclusion
L’autostigmatisation des personnes souffrant d’un trouble bipolaire est une problématique sous-évaluée, aux conséquences pourtant importantes en termes de stabilité thymique et au-delà pour leurs qualité de vie et capacité à mener leur existence telle qu’elles le souhaitent, selon leurs croyances et valeurs.
Contrairement à la schizophrénie, peu d’outils ont déjà été évalués pour lutter contre l’autostigmatisation dans le trouble bipolaire.
Cependant, permettre aux personnes de repérer les croyances et comportements d’autostigmatisation et les accompagner dans la mise à distance de ces croyances au profit de projets et perspectives positives personnelles représentent déjà une première étape.
Sortir de la honte, du repli et de l’impuissance apprise, de l’effet «pourquoi essayer ?» au profit du «et pourquoi pas ?», pour finalement peut-être considérer l’expérience même de la maladie comme une identité sociale positive.
Hélène Richard-Lepouriel
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